La selva oscura

Voici la majeure partie du texte de l’article d’Alain Bouillet , présentant ma peinture, paru dans « CREATiON FRANCHE » n° 25 d’octobre 2005.

BERNARD LE NEN ET LA SELVA OSCURA DES ORIGINES (1)

…Pour autant qu’il s’en souvienne, Bernard Le Nen a toujours dessiné. Inspiré dans les années 1975 par la bande dessinée (c’est, à ce moment, la grande période de la bande dessinée française), il s’essaye à la peinture à l’huile… Et, mélangeant les couleurs, prend conscience de la difficulté de maniement de ce matériau. Il s’inscrit alors aux cours du soir pendant trois ou quatre mois aux Beaux-Arts de Perpignan. Première exposition dans un bistrot à Montpellier, puis exposition personnelle dans l’espace Gide à Uzès en 1992 où son style commence à s’affirmer. Rencontre avec Christine Sefolosha qui lui signale l’existence de Cérès Franco et de Galerie « L’œil de Bœuf » à Paris où une exposition personnelle lui sera consacrée en 1995 et de Gérard Sendrey au « Site de la Création Franche » à Bègles, où il exposera lors de l’édition 1997 des « Jardiniers de la Mémoire ». Depuis, Bernard Le Nen est présent dans la plupart des festivals d’Art Singulier du Sud de la France (« Le pluriel des singuliers » à Aix-en-Provence ; à Banne (en Ardèche) ; au Festival « Hors-les-normes » de Praz-sur-Arly, etc.) ainsi que dans différentes galeries en France et à l’étranger.

Regarder la peinture de Bernard Le Nen est un exercice périlleux qui ne peut que venir raviver nos terreurs d’enfance. Qui, enfant, n’a jamais un instant hésité à faire pivoter la clenche de la porte du cabinet noir, tâtonnant à la recherche de l’interrupteur, de peur de s’y trouver – dans la dissipation soudaine des ténèbres, « notte buia » dit l’Italien – confronté à ce qui, là, grouille, dans le noir, en toute impunité ? Ou bien encore, regagnant les parties les plus obscures du logis, dans les demeures anciennes, qui n’a pas eu le sentiment tenace, rémanent, d’être épié, suivi, escorté d’une présence innommable dont l’ombre s’attache à la nôtre et, tremblant, de ne pas même pouvoir se retourner pour scruter l’épaisseur vibrillonante de la nuit ?

Comment regarder les tableaux de Bernard Le Nen ? A la lueur vacillante d’une chandelle ? A la lumière de la pleine lune ? En cachette, avec une lampe de poche, une loupiotte, une lanterne sourde ? De biais, en se voilant la face, à travers l’écartement de l’index et du majeur ? Je ne sais… Mais ce que je sais, c’est qu’il est préférable de ne pas s’y risquer tandis le ciel s’obscurcit, que l’orage gronde, que la foudre menace, que le vent se lève et qu’un courant d’air – aussi soudain qu’imprévu peut, de façon impromptue et inopportune, claquer d’un coup sec la porte de la chambre et souffler la flamme de la bougie…

Tous comptes faits, peut-être eut-il mieux valu ne pas commencer à regarder les icônes de Bernard Le Nen. On s’en veut, on s’en mord les doigts. Mais à présent il est trop tard, rien ne sera plus comme avant. Entre fascination et répulsion : On a vu. Et, depuis, ça nous regarde. Et même, ça nous regarde étrangement, avec insistance, comme le lémure perché sur le corps renversé de la jeune femme dans le « Le cauchemar », ce tableau de Johann Henrich Füessli. Ca nous regarde, et l’on se sent surpris, piégé, honteux d’avoir été vu voyant, témoin d’une scène archaïque qui – comme l’on dit – « ne nous regardait pas ».

Qu’avons nous donc de commun avec le pandémonium de Bernard Le Nen ? pourquoi nous regardent-ils de travers ces homoncules mal léchés, avortons affairés ou décérébrés, nés des envies capricieuses d’accouplements hors-nature, s’auto-engendrant dans des parturitions monstrueuses. Que nous veulent ces membres autonomes, moignons griffus et lascifs qui cherchent à nous saisir et à nous retenir ? Que nous disent ces bouches entr’ouvertes, aphasiques, d’où s’élancent des langues dardées et bien pendues, furetant démesurément et sans vergogne à la recherche d’un orifice complice susceptible de les accueillir ? Langues – tentacules ou pénis ?- dont la destination est incertaine et le port pour le moins hasardeux, qui parfois viennent buter sur un obstacle incongru, l’enserrent, l’étreignent ou… le traversent. Et d’ailleurs, peu leur chaut. Dévergondées, insatiables, elles n’en continuent pas moins leur chemin et en profitent pour filer la métaphore, du genre : « Tu vois ce que je veux dire ? » ou « Ca rentre par une oreille et ça sort par l’autre » ou bien encore : il ne reste plus que « Les yeux pour pleurer »… Cette excursion obscène, dont la dynamique s’entretient des erreurs de parcours et s’alimente aux rencontres de fortune est peut-être, également, la métaphore du travail qui conduit la main du peintre à se risquer – à partir d’une intention primitive – à randonner à travers l’espace du papier, de la carte à gratter, de la toile ou du bois. Le résultat, celui que saisit l’œil de qui consent à regarder, finit par délivrer quelque chose du processus de composition ; et, Bernard Le Nen – qui cependant n’en est pas un – tient parfois un discours proche de celui des peintres spirites : « Moi, je dessine comme ça vient mais je ne sais pas ce qui va arriver ; je commence par un visage… et puis le reste vient. »(2)

Remarquable chez ce peintre cette capacité à laisser courir la main ; remarquable également cette faculté qu’ont le trait et la couleur (3) d’articuler les êtres, de les lover les uns dans les autres, réalisant ainsi un engendrement continu qui – passant de la figure au fond et du coq à l’âne – lie les têtes aux corps, ancre les humains aux bestiaux, infère l’animal du végétal, déduit l’intérieur de l’extérieur (et réciproquement) sans rupture apparente, comme dans une bande de Moebius où se déploieraient, sans solution de continuité, normal et fantastique.

L’eut-on rencontré à Patmos ou dans quelque monastère du Mont Athos, qu’on l’eut déclaré peintre d’icônes. S’il eut vécu au XIIè siècle, nul doute que Bernard Le Nen eût sculpté, comme Gislebertus le fit, les chapiteaux de Saint Lazare d’Autun (« L’homme chevauchant un oiseau », « La luxure », ou bien encore : « Faune et sirène ».) Peut-être même eût-on pu lui attribuer « Les Curieux » du Tympan de l’abbatiale de Conques ou même « L’oiseau tricéphale » qui veille sur les colonnes du portail principal de Vézelay. Le XIVè siècle, l’aurait trouvé partie prenante des hérétiques du mouvement des Frères et Sœurs du Libre-Esprit, et le XVè travaillant en compagnie de Hiéronymus Bosch à la réalisation du « Royaume Millénaire ».

Mais Bernard Le Nen le ténébreux, peintre de retable, enlumineur du démoniaque, pourvoyeur de gnomes lippus et de succubes mélancoliques est bien notre contemporain. Il nous entraîne à pas furtifs dans la forêt des origines et des peurs ancestrales. « Lieu des terreurs sans nom, la forêt est l’endroit où tout devient possible, où la rencontre des êtres que la raison et la logique refusent apparaît normale, où les jeux infiniment dangereux de la nature entraînent dans leur vertige le voyageur et le noient dans leur fantastique extravagant. (…) La forêt est l’endroit où l’on se perd, matériellement, moralement. (…) La forêt est un mode inhumain, d’où l’homme est exclu, où il n’est admis qu’à regret. Les êtres, les choses, les plantes et les animaux y confondent leurs formes, leurs couleurs, leurs propriétés. C’est un monde irrationnel, où se rassemblent, féroces et tranquilles, les éléments hostiles, un monde autre (…) L’imagination se la représente si bien comme le lieu de l’épouvante et de la destruction que les contes populaires en reflètent l’obsession, et que tout homme, dans les bois, devient le petit Poucet attendu par la faim et l’ogre. » écrit Marcel Brion (4). Puissance funèbre – du moins est-ce le caractère qu’elle a dans La Divine Comédie d’Alighieri – cette selva oscura – pleine de dangers extérieurs vaut également pour la forêt intérieure de l’homme, le labyrinthe de ses pulsions et de ses passions, « sommeil de la raison » dont on sait, au moins depuis Francisco Goya y Lucientes qu’il « engendre des monstres ».

Peut-être pourrait on trouver aux créatures énergumènes de Bernard Le Nen quelque chose qui les apparente aux figures Vaudou – les loas, les serpents, les sirènes – de certains peintres de la communauté de Saint Soleil (5).»(6) Peut-être même pourrait-on leur appliquer ce que Christian Zervos disait des portraits cubistes de Picasso : ils rappellent « ces êtres étranges, à mi-chemin entre le réel et le divin, si propres à nous faire soupçonner et entrevoir les rapports que notre vie peut avoir avec tout ce qui l’entoure et dont on se doute rarement. « 

En outre, force nous est de constater que le grouillement des ténèbres, le foisonnement tératologique, le bestiaire fantastique que dépeint Bernard Le Nen, font plus que nous cerner : ils nous habitent. Ses peurs, ses démons, ses chimères, ses goules et ses lamies sont également les nôtres. N’attendez pas de la peinture de Bernard Le Nen qu’elle dissipe vos angoisses : elle les peuple, les hante et les fait exsuder de l’inquiétante familiarité de vos propres fantasmes. « Chacun a son imagier », dit le peintre Matta. Et il ajoute : « Une bonne peinture c’est celle qui vient réveiller ton imagier. »(7)

C’est peut-être là qu’il se situe, Bernard Le Nen : sur la frange incertaine où se recouvrent les flux et les reflux du conscient et de l’inconscient, de l’humanité et de la bestialité, de l’intelligible et du sensible, du « rationnel » et du fantastique. Et son travail vient à point pour nous rappeler qu’image et magie ne sont qu’un seul et même mot.

Alain BOUILLET

Cannes-et-Clairan, mai 2005

(1) Une partie de ce texte a été publié dans « Le pluriel des singuliers II », Arles, Actes Sud, 2000. 112 p ; pp. 66-67 à l’occasion de l’exposition éponyme à l’Espace 13, Galerie d’Art du Conseil général des Bouches-du-Rhône/Aix-en-Provence.

(2) Entretien avec Bernard Le Nen. Différence notable d’avec la pratique de certains peintres spirites chez qui d’abord vient le reste et ou… parfois un visage finit par apparaître (Madge Gill, Laure Pigeon, Le Facteur Lonné, Thérèse Bonnelalbay, etc.)

(3) il y aurait beaucoup à dire sur le traitement de la couleur dans l’œuvre peint de Bernard Le Nen (qui est aussi : dessinateur, graveur, céramiste, sculpteur). Couleurs parfois profondes, souvent éteintes (et qui d’ailleurs, après une éclaircie passagère, semblent s’éteindre de plus en plus…). Peut-être faudrait-il, pour en parler, reprendre la lettre du 12 décembre 1910, lettre où Franz Marc s’explique auprès d’Auguste Macke sur la question du chromatisme symbolique-magique : « Le Bleu est le principe mâle, âpre et capiteux. Le Jaune le principe féminin, doux, serein, sensuel. Le Rouge, la matière brutale et lourde. – Si tu mélanges par exemple le Bleu sérieux et capiteux avec le Rouge, tu hausses alors le Bleu à une tristesse insupportable, et le Jaune qui console, la couleur complémentaire du violet devient nécessaire. Mais si tu mélanges maintenant le Bleu et le Jaune pour en faire du Vert, tu réveilles à la vie le Rouge, la matière, la « Terre », mais ici en tant que peintre, je perçois toujours une distinction ; avec le Vert tu n’apaiseras jamais complètement le Rouge brutal, éternellement matériel. Le Bleu (le Ciel) et le Jaune (le Soleil) devront toujours venir au secours du Vert pour réduire la matière au silence. »

(4) Brion Marcel, L’art fantastique, Paris, Albin Michel, 1961.

(5) Louisiane Saint-Fleurant, Prospère Pierre-Louis, Richard Antilhomme, Levoy Exil, Paul Dieuseul, etc. Groupement de paysans, d’artisans, de maçons, de brodeuses… auxquels les plasticiens Maud Gerbès-Robard et Tiga (Jean-Claude Garoute) confieront pinceaux et couleurs et qui – sans quitter leurs activités quotidiennes – vont se mettre à développer une production picturale prolifique qui enchantera André Malraux lors de son voyage en Haïti. Cf. L’intemporel, Paris, Gallimard, 1978.

(6) Zervos Christian dans Palau i fabre : Picasso, cubisme, 1907-1917, Paris, Ed. Albin Michel, 1990.

(7) Alors qu’il s’exprime dans le film conçu à partir de l’ouvrage de Régis Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992.